Baudelaire en son temps.
I/ Le poète maudit :
Nous avons tous en tête, quand est prononcé le nom Baudelaire, l’image d’un homme pâle, aux traits creusés, la victime de l’une de ces maladies de l’âme dont souffraient les poètes romantiques.
« Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé ça et là par de brillants soleils » (L’Ennemi, Les Fleurs du Mal).
Pour désigner cette malédiction dont il se sentait la victime, il usait du terme de « guignon ».
était-il à ce point maudit ?
® Il a six ans quand son père meurt.
® Un an plus tard, sa mère épouse le chef de bataillon Aupick avec lequel il entrera rapidement en conflit.
® En 1839, il est renvoyé du Lycée Louis-le-Grand. Il obtiendra pourtant son baccalauréat mais il mènera une vie de bohème.
® Déstabilisés par cette vie hors-normes, sa mère et Aupick l’envoient à Calcutta sur le « Paquebot-des-mers-du-Sud ». Il rentre rapidement à Paris (9 mois après).
® En 1842, il atteint l’âge de la majorité et peut jouir de l’argent que lui a laissé son père. Il s’éprend de Jeanne Duval, une métisse à laquelle il restera lié toute sa vie. Il écrit aussi les premières pièces de son œuvre. Mais en deux ans, il dépense la moitié de sa fortune. Sa mère et Aupick le font alors mettre sous tutelle.
® En 1845, il tente de se suicider.
® Il vivra alors chichement, déçu par les révolutions manquées, il méprisera la société sous Napoléon III, plus intéressée par la réussite et l’argent que par l’art.
® En 1857, Les Fleurs du Mal paraissent mais le recueil est condamné pour délit d’outrage à la morale publique.
® En 1860, il commence à souffrir d’une maladie d’origine vénérienne, s’occupe de Jeanne, malade et pense à nouveau à mettre fin à ses jours. Il s’occupe pourtant de la seconde édition des Fleurs du Mal.
® En 1863, il cède à Hetzel le droit de publication des Fleurs du Mal, de Petits poèmes en prose et de Mon cœur mis à nu. Il parvient à faire paraitre dans le Figaro, son article consacré à Constantin Guy « Le Peintre de la vie moderne », qui deviendra le manifeste de la modernité poétique.
® En 1866, il est frappé par une attaque qui le paralyse à moitié.
® Il meurt le 31 aout 1867.
Attention ! Âmes sensibles s’abstenir !
Sa vie ne fut donc pas heureuse, c’est bien le moins qu’on puisse dire, mais surtout, il semble que ce « guignon » avait envahi son art. Il fut, tout au long de sa carrière, terrorisé par l’angoisse de la feuille blanche, ce sentiment d’impuissance qui le plongea dans de longues périodes de dépression. Et pourtant, cette vie affreuse contribua à forger le mythe du poète maudit.
II/ Le contexte politique :
Alors qu’il souhaiterait briguer un second mandat, Louis Napoléon Bonaparte se voit empêché par une constitution non favorable à son dessein. Ce pouvoir, il le gardera par le biais d’un coup d’état en décembre 1851. Un an plus tard, il se proclamera empereur. Ainsi nait ce second empire qui peut apparaitre comme une période de progrès. L’économie est florissante et le visage de Paris est largement transformé par les travaux du baron Hausmann. Voici les étapes importantes de ce second empire :
® Les libertés publiques sont suspendues, les réunions interdites, l’édition et la presse sont surveillées, dans le domaine de l’éducation, des professeurs sont révoqués et l’histoire moderne est supprimée des programmes.
® La France entre dans la révolution industrielle ainsi que dans le système capitaliste ( c’est la naissance de grandes banques : Société Générale, Crédit Lyonnais). Les méthodes de production modernes, le machinisme, se développent, la production et la consommation s’envolent (l’apparition des grands magasins le prouvent).
® Entre 1850 et 1870, la population urbaine augmente de 5%. Pour lutter contre la criminalité, améliorer les conditions d’hygiène et favoriser une circulation plus fluide, le préfet de la Seine, le Baron Haussmann perce de grands boulevards. Pourtant, surtout dans les grandes villes, à côté des beaux quartiers, naissent des bidons-villes insalubres où vivent les ouvriers. Les fruits de la croissance ne bénéficient qu’aux bourgeois.
III/ Le contexte culturel :
Comment, au 19Eme siècle, être un grand poète sans être Hugo, Lamartine, Musset ? Là est toute la problématique de Baudelaire. Il devait se démarquer des grandes figures du siècle pour exister. Ce n’était pas un problème pour cet iconoclaste.
Avant de comprendre en quoi consiste la modernité de Baudelaire, demandons-nous ce qui le distingue des autres poètes de son siècle.
A/ Baudelaire est-il un poète romantique ?
Le mouvement romantique nait dans les années 1820 et étendra son influence jusque dans les années 1850.
Pour comprendre la génération romantique, il faut se replonger dans l’histoire du 19ème siècle. L’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte et l’avènement du Premier Empire furent un facteur d’enthousiasme pour la jeunesse éclairée qui voyait la fin de la Terreur, et une chance de propager partout en Europe les bénéfices de la Révolution. Or, la chute de Napoléon Ier et la Restauration (Louis XVIII, Charles X, Louis Philippe), plongent cette jeunesse dans ce que Chateaubriand nommera « le mal du siècle », cette mélancolie que ressentent ceux qui vivent dans un monde dans lequel ils ne se reconnaissent pas.
Les auteurs se réfugient alors dans une poésie du moi, faite de sensibilité, et expriment leur mélancolie à l’aide d’images pleines de lyrisme, laissant une large place aux descriptions de la nature (sensée retranscrire le « vague des passions » des poètes, ou personnages).
Quand il débute en littérature, Baudelaire est en pleine vague romantique. Il va pourtant très vite s’en écarter.
Bien sur, il expose ses sentiments, comme dans l’ »Albatros » où il expose le sentiment d’exclusion propre à l’homme de génie, mais il refuse les grandes effusions lyriques. D’ailleurs il délaissera bien vite la nature chère aux romantiques au profit de la ville bruyante de moderne.
B/ Baudelaire est-il un Parnassien ?
Baudelaire est aussi contemporain du Parnasse contemporain. Les défenseurs de ce mouvement (Théophile Gautier, Théodore de Banville, Leconte de Lisle…) s’insurgent contre les excès du romantisme. Ils considèrent que l’art n’a pas pour vocation l’effusion des sentiments des créateurs, pas plus d’ailleurs qu’un engagement politique à la Hugo. Ils cultivent le culte de l’art pour l’art. En ce sens ils préfèrent au lyrisme la perfection formelle. Pour eux, l’art sert à créer de la beauté artistique, et rien de plus.
Baudelaire se démarque très vite du Parnasse en comprenant qu’une poésie complètement impersonnelle est sans avenir.
Il fera donc la synthèse des deux mouvements et créera ainsi la modernité.
C/ Baudelaire, le poète de la modernité :
Pour qu’une œuvre ait à ce point influencé toute la production poétique ultérieure, il fallait qu’elle contienne en son sein les germes de toute la modernité poétique. Pourtant, la prosodie baudelairienne demeure bien classique. Il demeure attaché aux alexandrins, octosyllabes de décasyllabes, au sonnet… bien peu de modernité en somme !
La nouveauté se trouve ailleurs chez notre poète.
En réaction contre le romantisme trop sentimental et le Parnasse trop formaliste, naissait alors le réalisme. Délaissant les effusions sentimentales et les exploits purement formels, les auteurs se tournaient vers le réel. Il s’agissait alors, pour la littérature de l’exprimer le mieux possible.
Sans aucun doute, Baudelaire s’intéressa à ce mouvement. Il s’intéressa au réel, mais à sa manière. Il fit la synthèse entre romantisme, parnasse et réalisme de deux façons :
-Il décida tout d’abord de transformer la « boue » du réel en « or », de changer le « mal » en « fleurs ». D’extraire de l’horreur du quotidien, la beauté , d’(une carcasse en putréfaction, un poème d’amour (« Une Charogne »).
- Mais il, fait aussi la constatation que « toutes les beautés contiennent […] quelque chose d’éternel et quelque chose de transitoire ». Dans « A une passante », il semble tenter d’arrêter le temps pour exprimer « l’éternel » émanant de cet instant.
Le poète a donc le rôle, selon Baudelaire, le devoir, de « tirer l’éternel du transitoire », de changer la « boue » en « or ».
Nous comprenons bien, alors, que nous sommes au-delà du réalisme, dans une conception que Baudelaire appelait lui-même « surnaturalisme ». Ses successeurs l’appelleront le symbolisme. En effet, dans le sonnet « Correspondances » se trouve le manifeste de ce mouvement qui fera les beaux jours de Verlaine, Rimbaud, Mallarmé. On y comprend que le monde est couvert d’un voile de mystère que le poète est à même de lever car il a la possibilité de lire les symboles qui se trouvent autour de lui.
Après Baudelaire, la poésie changea à tout jamais. Pourtant, tout le monde ne sauta pas de joie dans l’instant !
IV/ Le procès :
« L’odieux y coudoie l’ignoble ; le repoussant s’y allie avec l’infect », affirme Gustave Bourdin, gendre du directeur du Figaro, le 5 juillet 1857. Il faut dire que depuis le début du Second Empire, le ministère de l’intérieur avait pourchassé les œuvres « choquantes », dans l’objectif de rétablir l’ordre moral. Ainsi, toute œuvre qui montrait la misère, la laideur, poursuivait le risque d’être condamnée. D’ailleurs, en janvier 1857, Flaubert est poursuivi pour immoralité. N’avait-il pas montré une femme adultère dans Madame Bovary ?
Le 17 juillet 1857, une information judiciaire est requise contre Baudelaire pour « offense à la morale religieuse » et « offense à la morale publique et aux bonnes mœurs ».
Alors que la première publication ne lui avait rapporté que 275 francs , il est condamné à 300 francs d’amende. Surtout, six des poèmes des Fleurs du Mal doivent être supprimés :
-« Les Bijoux »,
-« Le Léthé »,
-« A celle qui est trop gaie »,
-« Lesbos »,
-« Femmes damnées »,
-« Les Métamorphoses du vampire ».
En 1861, Baudelaire organise lui-même une nouvelle édition. Certains poèmes disparaissent, mais la plupart des sections sont enrichies.
V/ La justification de Baudelaire :
Charles Baudelaire refuse l’accusation d’immoralité. Rien de plus moral, selon lui, que le dessein de son œuvre.
Pour bien comprendre cette idée, élément fondamental de défense de Baudelaire à son procès, il faut s’attacher à l’analyse de la structure de l’œuvre. En effet, quelques pièces, prises seules, peuvent choquer. Pourtant, tout leur sens apparait par rapport à l’ensemble de l’œuvre et c’est ainsi que l’on se rend compte de l’objectif moral de l’auteur.
Analysons ce plan. Remarquons tout d’abord que le recueil débute par le poème « Bénédiction » et s’achève par la section intitulée « La Mort »,, touts l’histoire d’une vie, en somme.
1/ Spleen et Idéal :
La conscience du poète oscille entre ces deux postulations totalement opposées, l’une vers le ciel, le bonheur, l’autre vers l’enfer, le désespoir, « les gouffres amers ». Cette double postulation s’exprime à travers différentes sous-parties. Dans les premiers poèmes, il est question de la fonction du poète, mal-aimé et pourtant seul à pouvoir déchiffrer les « choses muettes ». Apparait ensuite le cycle des femmes (Madame Sabatier, Marie Daubrun). Interviennent enfin quatre poèmes profondément pessimistes, le cycle des « Spleen », ancrant le poète dans la souffrance et la mélancolie.
2/ Tableaux parisiens :
Il s’agit d’une description saisissante de Paris, avec cette section, Baudelaire se révèle comme le poète de la modernité : alors qu’avant lui la poésie, qui plus est la poésie romantique, se complaisait dans des descriptions lyriques de la nature, Baudelaire investit la ville alors qu’elle se trouve bouleversée, modernisée par le Baron Haussmann.
Il ne faut pas s’y tromper, cette section n’est qu’un moyen d’insister sur la double postulation de la partie précédente. Cette ville contient en son sein, à la fois le Spleen et l’Idéal.
Après la constatation, bien désagréable, que l’homme, en quête d’Idéal, se retrouve sans cesse précipité dans le Spleen, le poète va tenter de trouver des échappatoires :
3/ Le Vin :
Il tente tout d’abord de se réfugier dans l’ivresse avant de se rendre compte qu’elle ne fait qu’accentuer le désespoir.
4/ Fleurs du Mal :
Il cherche alors à se réfugier dans la débauche, mais le Spleen demeure et ses effets ne se font que plus aigus.
5/Révolte :
Alors le poète se révolte, s’en prend à Dieu et chante la gloire de Satan.
6/ La Mort :
Cette section nous montre que toutes les tentatives précédentes étaient vaines.
Si l’on analyse cette structure, on peut alors penser que le poète avait pour objectif de condamner les comportements déviants pour lesquels il se retrouvait derrière la barre ! C’est une interprétation comme une autre, qui n’a peut être pas d’autre but que celui de disculper Baudelaire. C’est aussi une preuve de la richesse infinie de l’œuvre dons les interprétations sont inépuisables.